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L'AMI DU PEUPLE
JEUDI, LE 11 AVRIL 1946
FEUILLETON de L'AMI DU PEUPLE
par
\ALO!NJ� de LSST%SS
Allan n'a plus devant lui que le rouleau de papier jauni. Imi-tera-t-il la discr�tion de son p�re? Va-t-il briser le sceau myst�rieux? Longtemps il h�site, partag� entre la crainte de percer quelque secret redoutable et l'espoir d'�clairer, peut-�tre, la grande �nigme de sa famille et de sa propre vie. Cette �nigme, quelque chose l'avertit, en effet, qu'il la tient l�, que d'un simple mouvement de son index, il peut d�chirer le myst�re. Entre ses mains, il tourne et retourne le rouleau iatal. Les multiples bandes de papier dont, les uns apr�s les autres, les Finlay ont enroul�, puis scell� le document, portent par elles-m�mes une premi�re r�v�lation. A n'en pas douter, ces feuillets anciens ont inqui�t�, troubl� tous les chefs de la famille. Ils ont voulu les ensevelir sous un voile plus �pais, comme on s'appli-. que � fermer la bouche d'un puits aux odeurs empoisonn�es. Allah se sent pris d'une tentation'violente d'ouvrir et de lire. En ces natures morbides l'image passe vite � l'hypnose.
Il brise le sceau rouge. Les fragments adh�rent � ses1 doigts" humides et lui font penser, en; son �moi superstitueux, � des gouttes de sang. Au sommet de la premi�re page, en lettres hautes et d'Une encre �tonnamment noire apr�s plus d'un ^sj�cle, ce titre s'�tale : 1
MA CONFESSION
Puis, ce sous-titre:
A mes h�ritiers
Allan ne se tient plus de curiosit�. Anxieusement, il d�vore les permi�res lignes:
"Je confesse, en ce document, la grande faute de ma vie. Je la confesse pour que mes h�ritiers sachent a quel prix je leur ai l�gu� mon bien. Mon crime m'a poursuivi jusqu'� mon dernier moment. Pendant quarante ans, j'ai senti attach� inlassablement � mes pas un fant�me vengeur..."
Ces premi�res phrases � peine lues, Allan s'arr�te un moment, haletant, l'oeil en fi�vre. Quand il a fini, il reste l�, fig�, osant � peine rouler le parchemin, tant cette pi�ce lui fait peur. Le grand myst�re, le secret de son mal et de tous les h�ritiers de Morse Cottage, le le pauvre jeune homme en tient maintenant la r�v�lation. Mais quelle r�v�lation! Il se savait malheureux; � la conscience de son bonheur se joindra d�sormais une sorte.de terreur sacr�e: la conscience d'�tre l'h�ritier d'un crime et d'en subir, dans son esprit et dans sa chair, l'expiation. Aujourd'hui,. jour de l'entrevue avec son p�re, il a bu abondamment pour oublier son angoisse. Ce soir, pendant qu'il marche � grands pas sur la pelouse, et qu'autour de lui les arbres se courbent et se tordent dans la temp�te comme des for�ats sous le fouet, sa d�tresse ne se peut d�crire. Comme il redoute^ cette entrevue, et surtout son.
-simplement le morceler, j'aime mieux t'en avertir, j'en disposerai moi-m�me et tout de suite. Sache-le, pourtant ; tu peux nous acculer � ce d�nouement, mais tu empoisonneras les derniers jours de ton p�re et ta m�re, tu les feras mourir deux fois... J'attend t� r�ponse. Finis-en avec ce sjlence intol�rable.
Un moment, �mu par l'adjuration supr�me, Allan se retrouve presque aussit�t roidi dans son mutisme. Les yeux de son p�re sont toujours l�, braqu�s sur lui. Le pauvre gar�on se prend la t�te entre les deux mains. D'une voix qui supplie:
�Mon p�re, mon pauvre p�re, dit-il, de gr�ce, ne me forcez pas � vous r�pondre. De Morse Cottage, faites ce qu'il vous plaira. Mais, je vous en conjure, n'en parlons plus, n'en parlons plus... !
Il s'arr�te sur ces.mots, la t�te affaiss�e sur la poitrine. Madame Finlay pousse un long soupir. M. Finlay se sent boulevers�. La r�ponse qu'il vient de recevoir, il ne l'attendait ni si br�ve, ni si impitoyable. Volontiers, il �claterait contre ce fils qui, en un pareil moment, n'a pas trouver un seul mot du coeur pour att�nuer son refus. La crainte de provoquer chez le malheureux enfant une de ses habituelles crises d'�pilep-sie le retient. Il se content� de dire, tourn� vers Madame Finlay :
�Voil� donc ce qui attendait nos cheveux blancs !... Vrai-t, ment, c'*tai^..bienrf4a.!p.ein^3^,f
vieillir, d'avoir un fils, de tant peiner pour lui. de l'aimer plus que nous!...
A ces mots, Allan est debout; bl�me, dans l'attitude d'un jeune sacril�ge pr�t � tout profaner:
�Mon p�re, dit-il, les yeux mauvais,, ne parlez pas ainsi. - Vous m'obligerez a me d�fendre. Et ce sera si p�nible.
�Te d�fendre? fait M. Finlay qui le toise un instant, et contre qui?
�Contre vous et contre tous les autres avant vous.
Comme son p�re p�lit, le fils s'arr�te un instant, mais pour reprendre presque aussit�t:
�En ces derniers temps j'ai beaucoup cherch�; j'ai voulu m'expliquer ce myst�re af freux, cette h�r�dit� tragique que je tiens de vo'.s,, mon p�re. J'ai lu le papier fatal, la confession de l'anc�tre Robert...
Les' deux vieillards �changent un regard alarm�. L'autre continue:
�Mon p�re,'dites-moi, quand notre anc�tre du Connecticut s'en est venu ici, y avait-il quelqu'un sur cette .terre? *�O� veux-tu .en venir? demande M. Finlay, visiblement sur ses gardes.
�R�pondez-moi,^ insiste le fils qui parle d�j�> durement. J'ai besoin de savoir.
M. Finlay, nous l'avons dit, sait, ou peu s'en faut, la part de trouble que cache le, pass� des siens. Plus que le .manque de curiosit�, la peur de trop apprendre l'a emp�ch� de fouiller, J&WJ�**9>*** 'A^cpaofrbbn lever"
impuissance � se ma�triser ! VaFt^il franchir la porte du chajef ?" Ne va-t-il pas plut�t prendre la route et s'enfuir, s'enfuir, cette fois, au bout du monde, et tout dfc suite? s
Av�c/utL air boudeur et g�n�, Allan".Finlay,- pr�c�dant son p�re, ; fait son entr�e au salon. D'un mot et d'un geste brefs, il salue sa m�re, puis, lourdement s� laisse tomber dans un faujte�il, les bras crois�s, les sourcils durs, h�riss�s. En-trois ou (quatre mots, sa m�re le grond� affectueusement-de les avo�ir> mis dans l'inqui�tude. Tout aussit�t, sans pr�ambule, un peu solennel, M. Finlay en-tairie l'entretien redout�. Il rappelle � son fils l'anciennet� du domaine familial. Il c�l�bre la f�condit� de la noble terre, aligne des chiffres, �tale des statistiques, montre les p�turages, les prairies et les vergers payant � leurs ma�tres de larges rentes annuelles, plus exactes, plus fid�le que tous les bons et obligations. Il note les progr�s du domaine depuis deux ans, par les soins habiles du nouvel intendant; il conseille fn�me � son filsxde s'attache t" un homme aussi pr�cieux, par qui le sol produira, sans autre peine,, pouf l'h�ritier, que de regarder. pousser l'herbe et m�rir l�s fruits. Enfin, pour ne pas effr^yer ;^^"g�obe-trott�r" par }a � perspective cl'une trop grande1 r�clusion, il ajoute:
�Si tu �touffes, Allan, dans l'air de la Grand'-Pr�e, eh bien, tu feras comme ton p�re: tu te sauveras de tejnps �_autre du
c�t� de Boston, des Antilles ou des Bermudes. Avec un bon intendant, tout continue de marcher comme si on y �tait.
M. Hugh a parl� � petites phrases d'un path�tique pen-suasif. De temps � autre, de son m�me ton uniforme, Madame Finlay a ponctu� les paroles de sons�poux de quelques "Ho!" et de quelques "Yes". L�s deux vieillards ont c�l�br� de leur mieux les d�lices du home anglais, foyer des anc�tres o� la famille-souche se perp�tue identique � elle m�me, gardant au domaine, � la vieille maison, avec une v�n�r�bilit� .. croissante, la permanence d'une dynastie domestique. La voix dolente de M. Finlay s'est charg�e de plus de. tristesse � mesure que ce monologue souligne davantage le silence de son fils. Pas un instant, en effet, celui-ci ne s'est d�parti de son mutisme. Les yeux riv�s � la fen�tre, comme si un fant�me l'e�t m�dus�, la joue droite appuy�e sur le poing, �" peine un regard plus dur, un balancement nerveux du bout de sa chaussure a-t-il trahi parfois son �motion. A la fin, M. Finlay parut exc�d� de cette attitude:
�Eh bien, Allan. conclut-il, c'est comme je'viens de te dire: ce domaine m'est cher autant que mes yeux. Apr�s hpus, je voudrais qu'il f�t � toi pour que tu gardes � ton tour, pour que tu continues ici notre famille. Mais si, apr�s nfetre mort, tu devais vendre Morse -Cottage � des �trangers,' ou
le voile sur le myst�re familial ? Mais les yeux du fils sont l�, argents, imp�rieux. Le p�re se recueille, cherchant ses souvenirs et ses mots :
�Y avait-il quelqu'un ici?... Mon Dieu ! tu sais comme rftoi, Allan, quelles terres notre anc�tre et ses compagnons d'aventure s'en venaient prendre en Acadie. Quel besoin as-tu que je te rapprenne tout cela ?
�Un grand, un immense besoin. �..
�Eh bien, ces terres, l�s premiers occupants l�s avaient quitt�s depuis peu d'ann�es. Entre autres choses, j'ai entendu raconter par mon grand-p�re qu'en abordant sur la rive de la Gasp�reau, les gens du Connecticut y trouv�rent, mi-enlouis dans le sable, les chars � boeufs et les jougs dont s'�taient servis les Fran�ais pour le transport de leurs bi�ns aux vaisseaux.
�Des vaisseaux qui les d�portaient, votfs voulez dire? compl�te Allan.
De plus en plus pressant :
�sN'a-t-il pas trouv� autre chose autour des maisons d�sertes?
�Autour des maisons d�sertes?... Mon Dieu ! ils trouv�rent, si je me"rappelle, beaucoup, d'ossements- d'animaux. Abandonn�s sans nourriture, ces b�tes avaient naturellement p�ri d�s le premier hiver."
�N'ont-ils pas trouv� autre chose encore? insiste plus fortement l'inquisiteur,
�iAutre chose ?_ demande M. Finlay, impatient� et de plus
mal � l'aise. Mais, encore Une fois, ou veux-tu en venir? Et qu'est-ce que tout cela peut avoir � faire avec le sujet que nous d�battons?
�C'en est le fond m�me, ri-poste, l'autre.
Et avec une sorte d'accent dramatique,:
�Cette histoire, vous rie voulez pas me l� dire ? C'est donc moi qui vais vous la raconter.
M.'Allan sort de sa poche le rouleau de papier de l'anc�tre ; lentement, il se met � le d�rouler. Les deux vieillards ont un m�me geste de recul.
�Autour des maisons d�sertes, mon p�re, il n'y ayait pas seulement des chars � boeufs, \ des jougs, des ossements d'ani" maux; pas seulement des morts, mais aussi des vivants, Ecoutez ce qu'en a �crit l'anc�tre Robert:
"Quand nous arriv�mes � la Grand'Pr�e, des Fran�ais vagabonds, �chapp�s aux soldats de Winslow, parcouraient" encore le pays. H�ves,-d�guenill�s, les yeux dilat�s par la "faim, n'ayant pas mang� de pain depuis cinq ans, la nuit ils venaient r�der autour de leurs anciennes demeures. Un soir, ici m�me, pr�s- d'une maison
:j a�adiennT�'d�mi �pargn�e par le feu^-et o� je m'�tait log�. avec les miens, un chef de famille patut au bord du bois, avec ses- quatre enfants. Le
- pauvre homme demanda un morceau de pain. Derri�re lui, il montra ses quatre fils, plus d�charn�s, plus fam�liques en-� A SUIVRE �